17
Assis sur son trône, le pharaon Akhénaton vivait le silence et la solitude. Il n’avait jamais aimé les conseils où trop de courtisans cherchaient à le flatter, oubliant leurs devoirs : l’Égypte, la splendeur d’Aton, la naissance d’une civilisation nouvelle… Tout cela avait-il encore un sens, en cette matinée où il siégeait seul, à côté du trône vide de la grande épouse royale, en ce matin où Néfertiti était morte, regagnant la lumière de l’origine ?
À qui se confier maintenant ? Avec qui partager les craintes et les espoirs ? Néfertiti avait été l’épouse, l’amante et l’amie. Elle l’avait soutenu dans les épreuves, éclairant le chemin lorsque les ténèbres le menaçaient, écartant les destins néfastes. Sans elle, il n’avait plus la force de continuer. Depuis qu’elle l’avait fui, à cause de sa cécité, la situation n’avait pas cessé de se dégrader. Le pouvoir lui glissait entre les doigts comme un filet d’eau. Sémenkh, le successeur qu’il avait souhaité, avait préféré une existence de reclus, lui prouvant qu’il manquait de lucidité.
Des souvenirs éblouissants comme le soleil du matin lui traversèrent l’esprit. Il se revit, en compagnie de Néfertiti, apparaissant à la fenêtre principale du palais, sous les acclamations de la foule rassemblée pour voir récompenser un dignitaire recevant les colliers d’or. Il se rappela les repas pris sur les terrasses, sous les rayons du soleil, en compagnie de leurs filles.
Seul un couple pouvait régner sur l’Égypte. Seul un couple attirerait vers lui les rayons bienfaisants d’Aton. Séparé de Néfertiti, Akhénaton s’étiolait. Lui qui devait être le prophète de la lumière, trouverait-il le courage de continuer à remplir sa fonction ? Qui désirerait encore soutenir son action ? Était-il encore capable de gouverner ? Néfertiti disparue, sa fille aînée discréditée, Horemheb hostile.
L’heure était venue de renoncer.
Mais un pharaon n’avait pas la possibilité de se démettre de sa charge. Il n’avait d’autre issue que la mort. Une mort qu’Akhénaton accueillerait avec soulagement.
Une silhouette se profila à l’entrée de la salle du trône.
Une vague angoisse serra la gorge d’Akhénaton. Horemheb avait-il décidé de le faire assassiner ? Avait-il envoyé l’un de ses soldats pour abréger ses jours ? Il ne résisterait pas. C’était sans doute Aton qui avait choisi pour lui cette façon de le soulager de son fardeau.
La silhouette apparut dans la lumière : Akhésa, la future reine d’Égypte.
La jeune femme traversa la salle baignée de lumière et monta les marches du trône. Les yeux de son père demeuraient fixés sur elle.
Parvenue sur l’estrade, elle s’agenouilla et se prosterna devant le roi.
— Tu es femme, déclara-t-il, ému. Tu m’as quitté, Akhésa, tu es entrée dans la maison de ton mari.
— Oui, je suis femme, mais je suis la chair de ta chair, protesta-t-elle avec douceur.
— Relève-toi, mon enfant, et viens auprès de moi.
Akhésa obéit et se lova près de la jambe gauche de son père posant la tête sur les genoux de Pharaon.
— Es-tu heureuse ?
— Je le crois, père.
— Pourquoi cette hésitation ?
— L’amour d’un homme ne me suffit pas.
— Tu désires aussi celui de l’Égypte, n’est-ce pas ? Celui-là ne dépend que de Dieu, Akhésa. Il faut que tu m’écoutes. Je n’ai plus de disciple. Prends un calame et un papyrus. C’est toi qui écriras la fin du grand hymne à Aton.
La princesse s’exécuta, inscrivant les paroles que lui dictait son père.
— Toi, Aton, déclama-t-il d’une voix saccadée, tu as créé des millions de formes à partir de toi-même alors que tu étais seul, les villes, les champs, les rivières, les chemins. Chaque œil te voit, mais tu résides dans mon cœur. Là, il n’y a personne d’autre que moi-même qui te connaisse, moi, ton fils, que tu as rendu conscient de tes plans et de ta puissance.
Akhénaton se tut, plongé dans une brusque extase. Ses yeux se révulsèrent et ses lèvres s’entrouvrirent. Effrayée, Akhésa crut qu’il était mort. Elle lui toucha la main. Il réagit aussitôt.
— N’aie pas peur, Akhésa. Ce n’est pas Aton qui me tourmente ainsi mais un mal qui me ronge depuis de nombreux mois. Lorsque ta mère était à mes côtés, je parvenais à le supporter, à le dominer. Seul, je suis vaincu… Sais-tu que ce n’est pas moi qui ai parlé le premier d’Aton ?
Un sentiment de surprise s’inscrivit sur le visage inquiet de la jeune femme.
— C’est Hatchepsout, la reine-pharaon, qui a gravé cette pensée sur les murs de Karnak : « Je suis Aton qui créa tout être, qui donna force à la terre, qui acheva sa création. » Elle fut mon ancêtre et j’espère avoir été digne d’elle. N’oublie jamais, Akhésa, que les prêtres sont les plus vils des hommes. Ils te trahiront comme ils m’ont trahi. Ils dénaturent le divin, ils le rabaissent. N’écoute pas leurs conseils, fuis leur compagnie. Sois reine, respecte la loi de Maât, la justesse et l’ordre du monde, qui existait avant les humains et perdurera après eux. C’est elle qui inspire la royauté, lui donne le souffle de vie au-delà du temps. Pharaon est son fils et son serviteur. Il faut que je t’apprenne Maât, Akhésa. Il faut que je te prépare à ton métier de reine.
Akhénaton parla. Akhésa écouta. Les heures s’écoulèrent, tandis que Pharaon évoquait les principes spirituels qui avaient guidé sa vie. Il révéla à sa fille l’enseignement d’Aton, lui transmit la lumière intérieure qui l’animait, se privant ainsi de ses ultimes forces pour que le destin de sa fille aimée s’accomplisse.
Le général Horemheb admirait les oiseaux de sa volière, tourterelles, pigeons ramiers, huppes, mésanges… Bien qu’ils fussent en cage, ils faisaient bon ménage. D’ordinaire il aimait contempler leurs ébats, se persuadant qu’ils préféraient la sécurité à la liberté. Avaient-ils tort ou raison ? Comment se comporterait-il, lui, le puissant Horemheb, s’il était contraint à résider dans une cage ?
— Pourquoi te terrer dans ta demeure ? l’invectiva son épouse, la dame Mout. Tu passes le plus clair de ton temps à regarder ces stupides oiseaux, à te promener dans les jardins, à lire des vieux textes. Tu te méprises toi-même, mon cher époux !
En colère, la dame Mout ne manquait pas de conviction. Elle n’avait rien perdu de ses allures hautaines de riche noble thébaine.
— Que veux-tu dire ? demanda Horemheb, caressant le dessus de la tête d’une tourterelle venue le flatter du bec.
— Tu le sais fort bien. Tu es l’homme le plus influent de ce pays. La reine mère Téyé et la grande épouse royale Néfertiti sont mortes. Akhénaton n’est plus qu’un malade enfermé dans sa solitude, incapable de régner. Entre toi et le pouvoir suprême, il ne reste plus personne !
— Tu oublies le futur couple royal.
— Akhésa et Toutankhaton ? Ne te moque pas de moi, Horemheb ! Ce sont des enfants. L’art du gouvernement leur est inconnu. Ils obéiront à l’homme qui prendra en main les destinées de ce pays avant de devenir lui-même Pharaon.
— Tu oublies également le « divin père » Aÿ.
La fureur de dame Mout monta d’un ton.
— Comment ce vieillard te résisterait-il ? Si tu manifestes ton autorité, il pliera l’échine. Aÿ est un courtisan qui recherche les faveurs du plus fort.
Horemheb ne pouvait que reconnaître la justesse des analyses de son épouse. Ambitieuse, têtue, elle ne manquait pas de perspicacité. Elle avait prononcé les paroles qu’il redoutait d’entendre.
— Tu oublies, ma chère épouse, que mon devoir consiste à servir fidèlement Pharaon, mon maître. Je n’ai qu’une parole et la lui ai donnée.
La dame Mout s’approcha de la volière où un couple de ramiers avait entamé un dialogue bruyant.
— J’aime ta loyauté, mon époux. Elle est ta force et tu ne dois pas t’en départir. Mais l’homme à qui tu avais offert ta parole a changé, beaucoup changé ! Il porte encore la couronne royale, certes, mais il ne se comporte plus comme un pharaon. Si tu n’interviens pas, c’est l’Égypte qui s’effondrera. La route de l’invasion sera ouverte aux Hittites. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants seront tués ou emmenés en esclavage. Des villages entiers seront rasés. Thèbes, elle-même, risque d’être détruite.
Horemheb versa des grains dans les mangeoires à oiseaux.
— Que souhaites-tu donc ?
— Lève des troupes nombreuses, recommanda la noble dame. Va vers le nord, mène une campagne en Asie et reviens victorieux. Ta renommée sera telle que l’on reconnaîtra en toi un véritable fils d’Horus. Ensuite…
— Ensuite ?
Mout garda le silence, tournant le dos à la volière où l’agitation croissait. Les oiseaux se bousculaient pour picorer.
— J’espère, ma tendre et respectable épouse, que tu n’as pas envisagé un seul instant de précipiter le trépas de Pharaon et que tu n’as encouragé aucun complot dans ce sens. Sinon, tu trouverais en moi le plus implacable des juges.
— Sois tranquille, dit-elle d’une voix éteinte. Je respecte Pharaon autant que toi. Mais je suis certaine qu’Akhénaton est un mauvais roi. Si tu renonces à défendre ton pays et ton peuple, tu seras aussi coupable que lui.
La dame Mout s’éloigna à pas pressés. Horemheb continua à nourrir ses oiseaux. Sa marge de manœuvre était étroite, presque inexistante. Il se décida pourtant à tenter une démarche dont il ne mésestimait pas le caractère dangereux. Une démarche dont il ne pouvait parler à son épouse.
Aimait-elle Toutankhaton ou le roi qu’il deviendrait ? Akhésa ne voyait pas clair en elle. Elle se laissait emporter dans un tourbillon sensuel où son corps découvrait mille plaisirs sans cesse renouvelés. Toutankhaton était insatiable. Il avait faim et soif de sa jeune épouse, partageait sa couche chaque nuit avec une ardeur toujours égale. L’adolescent vivait un rêve éveillé, se vouant tout entier à l’amour qu’il partageait avec la plus belle des créatures d’Aton.
Le soleil du printemps était de plus en plus chaud. À midi, une violente lumière blanche inondait le ciel et la terre. Les animaux s’abritaient sous des feuillages, les paysans dormaient dans des palmeraies ou des huttes de branchages construites à la lisière des champs.
Akhésa avait pourtant choisi le plein midi pour une promenade en barque. Elle ne redoutait pas les brûlures du soleil. Habillée d’une simple résille qui suivait les courbes de son corps, elle marcha jusqu’au quai du lac artificiel où était amarrée une barque légère en papyrus. D’habitude, deux servantes maniaient les rames. Cette fois, elle préférait rester seule et se rendre au pavillon construit sur l’île centrale pour y méditer, chercher un nouvel équilibre.
La princesse détacha l’amarre. D’un pied agile, elle sauta dans l’esquif. Lorsqu’elle voulut s’emparer d’une rame, une main puissante se posa sur son avant-bras.
— Laissez-moi faire, demanda le général Horemheb.
Akhésa, gardant son sang-froid, s’installa à l’avant de la barque. Horemheb la fit glisser sans à-coups sur le lac, en direction de l’île.
— J’avais besoin de vous voir, princesse. Votre beauté est éblouissante.
Akhésa plongea la main gauche dans l’eau, y traçant un sillon au fur et à mesure que l’embarcation avançait.
— Votre mariage est une erreur grave, affirma Horemheb. Toutankhaton ne sera pas en âge de gouverner avant longtemps. Il ne vous réservera que de cruelles déceptions.
La jeune femme sourit, songeant à ses nuits d’amour.
— Ce prince vient de Thèbes, continua-t-il et il n’est pas apprécié dans la nouvelle capitale. De plus…
— De plus ? interrogea-t-elle, narquoise.
Horemheb abandonna la rame. La barque continua sur son erre.
— Vous et moi, princesse, devrions changer de regard sur notre propre existence. Dieu a donné la connaissance à l’homme pour qu’il modifie le cours de son destin.
Jamais Horemheb ne s’était montré aussi séduisant. Akhésa aimait son grand front, la cicatrice qui ornait sa joue gauche, son élégance innée.
— Je suis le plus fidèle des serviteurs de Pharaon, mais…
— Mais mon père n’a plus le goût de vivre. Demain, il aura quitté cette terre. Sémenkh s’étant retiré au temple, plus personne n’est associé au trône.
— Il est cruel d’envisager la disparition d’un roi.
— D’un roi que vous n’aimez pas, général.
Horemheb ne se déroba pas.
— C’est vrai, princesse. Je ne l’aime pas. Je me sens en profond désaccord avec sa manière de gouverner. Je suis persuadé qu’il mène l’Égypte à la ruine. Mais je ne l’ai pas trahi et je ne le trahirai pas.
Le soleil dorait la peau bronzée d’Akhésa. Elle ne doutait pas de la sincérité de Horemheb.
Elle et lui savaient qu’il avait la capacité de régner, qu’il portait la puissance des pharaons passés. Ne jouissait-il pas de la plus magique des protections, celle du dieu Horus ? Lorsque le faucon céleste, dont les yeux étaient le soleil et la lune, prendrait son envol, son fils Horemheb ne se lèverait-il pas sur le trône d’Égypte comme une nouvelle lumière ?
— J’admire votre loyauté, général. Je suis prête à vous aider.
La barque s’était immobilisée sur le lac, à mi-distance entre la berge et l’île. Un martin-pêcheur tomba du ciel comme une pierre, plongea et ressortit de l’eau, un poisson dans le bec. Des canards, la tête enfouie sous l’aile, sommeillaient en dérivant.
— La beauté de cet endroit est divine, apprécia Horemheb. Comme la vôtre, princesse.
Elle sentit son regard sur sa peau, sur ses lèvres, sur ses seins. Elle ne se détourna pas. Elle n’avait pas envie de s’enfuir ni de se cacher.
— M’aider… Cela ne suffit pas, princesse. Vous avez perçu les dangers que court notre pays. Je sais que l’affection que vous portez à votre père ne vous aveugle pas. Vous connaissez la gravité de sa maladie. Vous avez songé à sa disparition prochaine. Demain, vous serez reine. Et vous n’agirez pas en dévote d’Aton.
Akhésa considérait peut-être ces paroles comme d’insupportables injures. Mais la jeune femme ne réagit pas avec violence. Pensive, elle s’allongea dans la barque, étendant ses longues jambes au galbe parfait.
— Vous êtes mariée au prince Toutankhaton, j’ai épousé la dame Mout. Ainsi l’ont décidé les dieux. Mais pourquoi notre destin serait-il scellé à jamais ?
— Iriez-vous… jusqu’à tenter de répudier votre femme ?
— Certes pas. Mais vous pourriez devenir grande épouse royale.
Horemheb avait parlé dans un souffle.
La princesse se redressa, interloquée. Elle connaissait à présent le plan de Horemheb : attendre la mort d’Akhénaton, écarter les candidats au trône, se faire désigner par elle, Akhésa, comme Pharaon légitime et l’épouser. Lui, le nouveau roi, et elle, la grande épouse royale, gouverneraient les Deux Terres. La dame Mout deviendrait épouse secondaire, le jeune prince Toutankhaton mènerait une existence paisible à la cour.
Akhésa contemplait Horemheb, les yeux brillant d’exaltation. Partager la vie d’un tel homme, régner à ses côtés, restaurer la grandeur du pays… oui, c’était un rêve magnifique. Un rêve qu’elle avait la possibilité de rendre réel.
— Oubliez Aton, implora Horemheb, sentant qu’Akhésa était sur le point de lui céder. Oubliez cette capitale, le mépris de nos traditions, les années passées à célébrer des cultes inutiles. Ne songez qu’à l’avenir, à notre avenir commun.
Le général tendit la main droite vers la jeune femme. Il lui suffisait de répondre à son invite, de s’abandonner dans ses bras, de connaître le bonheur total.
Akhésa se leva. Horemheb fut stupéfié. Chaque jour, elle devenait plus femme, plus éblouissante. Elle serait la plus resplendissante des reines d’Égypte.
— Je ne renoncerai pas à Aton, général, déclara-t-elle. Il est l’héritage le plus précieux que m’a légué mon père. Il m’a enseigné la vérité de la lumière, m’a initiée à ses mystères. Je n’abandonnerai pas Toutankhaton. Il m’a offert son amour, sa confiance. Son âme vit en moi.
Se dressant sur le fragile rebord de la barque de papyrus, elle fut un instant en déséquilibre, le corps nimbé de soleil puis, d’un coup de reins, plongea dans l’eau du lac de plaisance et nagea jusqu’à l’île.
Horemheb demeura longtemps prostré. Il aimait passionnément Akhésa, mais savait qu’elle deviendrait son plus redoutable adversaire sur le chemin du pouvoir.
La princesse Akhésa ne séjourna pas sur l’île afin d’y méditer comme elle en avait l’intention. Elle avait pesé le poids du refus qu’elle venait d’opposer à l’homme le plus influent du royaume. Pour que Toutankhaton accède au trône et que Horemheb le reconnaisse comme Pharaon, elle devait entourer le jeune homme d’un réseau de protections efficaces. Le général ne resta pas inactif. Elle non plus. Elle avait même l’obligation d’être plus rapide que lui.
La totalité des troupes casernées dans la cité du soleil subissait, depuis plusieurs jours, des exercices intensifs. Les aspirants étaient entraînés sans relâche au maniement des armes, des arcs et des épées. Les chars étaient examinés avec attention par les équipes de maintenance. On murmurait que des émissaires de Horemheb recrutaient des volontaires dans les provinces pour renforcer les corps d’armée permanents. Le moral des soldats, atteint par l’inaction et l’incertitude auxquelles les condamnait la politique attentiste d’Akhénaton, s’améliorait.
Horemheb consacrait de longues heures à s’entretenir avec les chefs de divisions et les instructeurs. Il écoutait les plaintes des vieux soldats racontant leurs expéditions en Asie. Souffrant du dos à cause de leur harnachement, ils étaient condamnés à manger du pain rassis, à boire de l’eau saumâtre, à dormir sur des sols pierreux. Épuisés, les membres douloureux, ils marchaient jusqu’au lieu du combat où la mort, sinon les blessures, les attendait. Mais ils seraient heureux de repartir. Ils sauraient motiver les jeunes, pour la plus grande gloire de l’Égypte.
La popularité de Horemheb ne cessait de croître. Il prenait soin de circuler en char plusieurs fois par jour dans les principales artères de la cité du soleil et de répondre d’un geste amical aux saluts de la foule. Il consultait les ministres, étudiait leurs rapports, notait les récriminations des scribes et des hauts fonctionnaires. Il comblait peu à peu les vides causés par l’absence d’Akhénaton qui ne sortait plus de son cabinet privé et refusait de consulter les médecins.
Harassé, Horemheb pénétra dans le bâtiment des officiers supérieurs où son état-major travaillait à l’établissement d’un plan de campagne, scrutant les cartes d’Asie établies par les diplomates et les géographes de l’armée. À l’exception des gardes, l’endroit était désert. Les stratèges avaient regagné leurs villas pour y déjeuner et y prendre un peu de repos. Horemheb se dirigea vers son bureau où il lirait des notes de synthèse.
Il s’arrêta sur le seuil.
Le « divin père » Aÿ, l’ambassadeur Hanis et l’intendant Houy avaient pris place dans la pièce. Leurs visages étaient fermés.
— Je vous salue, dit Horemheb, dédaigneux. Je ne crois pas vous avoir accordé audience.
— Pardonnez-nous cette intrusion, s’excusa Aÿ, mais nous désirions vous voir le plus rapidement possible et savions vous trouver ici.
— Était-ce si urgent ? s’étonna le général.
— Nous le croyons, indiqua le « divin père », très sombre. Nous n’avons plus aucun contact avec Pharaon.
— Moi non plus.
— Mais vous agissez comme si vous aviez pris le pouvoir et sans nous consulter.
Le ton du vieux courtisan se faisait sévère.
— Je remplis simplement ma fonction, affirma Horemheb. Personne ne peut prétendre le contraire.
— Nous devons faire le point, exigea Aÿ.
L’ambassadeur et l’intendant fixaient Horemheb d’un regard accusateur.
— Vous en savez autant que moi, répondit le général, serein. Akhénaton règne seul, sans corégent. Il ne consulte aucun ministre, ne prend aucune décision. Il faut que l’armée soit prête à combattre si les Hittites tentent d’envahir l’Égypte.
— Pourquoi négliger le mariage d’Akhésa et de Toutankhaton ? s’inquiéta le « divin père ».
— Parce qu’il est un épisode sans importance, répondit sèchement Horemheb. Jamais cet enfant ne régnera.
L’intendant Houy s’avança vers le général.
— Si vous empêchez Toutankhaton de régner, déclara-t-il de sa voix bourrue, le Sud se révoltera contre vous. Les troupes de Nubie n’obéissent qu’à mes ordres. Tâchez de vous en souvenir.
Houy sortit. Horemheb ne contint pas longtemps sa colère.
— Que cherche ce paysan ? Croit-il que ses nègres suffiront à me faire peur ? Je le briserai.
— Prenez garde, recommanda l’ambassadeur Hanis, Houy est un homme simple et direct. Il se battra en faveur de Toutankhaton si la situation l’exige.
Hanis sortit à son tour. Le « divin père » Aÿ, immobile, semblait inquiet. Horemheb croisa les bras.
— C’est vous, n’est-ce pas, qui les dressez contre moi ?
Le vieux courtisan hocha la tête.
— J’agis dans l’intérêt de l’Égypte. Aidez-moi à installer fermement Toutankhaton et Akhésa sur le trône. Ce sont des enfants. Nous leur montrerons le chemin à suivre. Et travaillez moins, général. N’usez pas vos forces. L’Égypte a besoin de vous.
Une fois seul, Horemheb fut incapable de se concentrer sur les papyrus rédigés par ses subordonnés. Il ne prenait pas à la légère les avertissements qu’il venait de recevoir. Mais il ne céderait pas.
Akhésa et Toutankhaton habitaient le palais nord depuis plus de deux mois. Ils y goûtaient un bonheur tranquille, en dépit de l’incessante activité de la jeune femme. Toutankhaton voulait le plaisir ; toute chose devenait pour lui source d’amusement et de distraction. Akhésa lui parlait d’État, de devoirs, de politique étrangère. Il l’écoutait d’une oreille distraite, fasciné par sa beauté.
Toutankhaton était fou d’inquiétude. La veille, Akhésa s’était alitée. Malgré l’heure tardive, elle n’était pas encore réveillée. Le jeune homme n’osait pas entrer dans la chambre. Privé de sa présence, il se comportait comme un lion en cage, allant et venant, incapable de trouver le repos. N’y tenant plus, il poussa la porte de cèdre couverte de feuilles d’or et y découvrit un étrange spectacle.
Akhésa avait disposé autour d’elle de nombreux objets, un petit coffret de bois massif dont l’intérieur comportait des tiroirs glissant les uns sur les autres, un échiquier de taille réduite, une fronde miniature, des pots à peinture, un canard articulé.
— Mais… ce sont des jouets ! Retomberais-tu en enfance, mon amour ?
Akhésa sourit en se relevant. Aton la comblait de bonheur depuis son mariage. Toutankhaton était un merveilleux compagnon. Elle avait réussi à convaincre l’ambassadeur Hanis de plaider la cause du jeune homme auprès des membres les plus influents de la cour. Le diplomate, fort de l’appui de l’intendant Houy, du « divin père » Aÿ et de son fils le commandant Nakhtmin, avait obtenu une large audience. Même si Horemheb demeurait le maître tout-puissant de l’armée, il n’oserait entreprendre aucune action illégale. Il lui faudrait s’entendre avec les partisans de Toutankhaton. Plus le temps passait, plus la position de ce dernier devenait forte. Restait à la dernière fille de Pharaon la tâche de convaincre son père d’adopter Toutankhaton comme corégent.
Le jeune homme ramassa un briquet formé d’un bâtonnet placé dans un trou rond creusé dans une pièce de bois très dur et enduit de résine. En faisant tourner très vite le bâtonnet, on provoquait échauffement puis combustion. Toutankhaton s’amusa à produire une flamme minuscule.
— Regarde Akhésa ! Regarde, j’ai réussi ! Ce briquet est mieux fabriqué que celui que je possédais à Thèbes !
Il l’attendrissait. La bonté animait son cœur.
Toutankhaton jeta le briquet. L’attitude d’Akhésa, plus distante, plus réfléchie que d’ordinaire, le troublait.
— Tu ne m’as pas répondu. Que signifient ces jouets ?
— Ils seront bientôt utiles, dit-elle, émue. J’attends un enfant.
Le vent du désert soufflait fort. À une vingtaine de kilomètres au sud de la cité du soleil, la tente du général Horemheb avait été plantée dans un endroit solitaire, au pied d’une colline. Ses soldats surveillaient un vaste périmètre.
À l’instant où Horemheb commençait à s’impatienter, on le prévint que son visiteur arrivait.
Entra sous la tente un prêtre au crâne rasé, vêtu d’une robe blanche et portant au cou une amulette représentant la déesse Mout épouse d’Amon, le maître divin de Thèbes.
Le prêtre s’inclina devant Horemheb. Les deux hommes s’assirent sur des nattes. Au-dehors, le vent redoublait de violence. Des vagues de sable se soulevaient, fouettaient les roches, effaçaient le relief et les pistes.
— Qu’Amon nous protège et guide nos pensées, dit le prêtre, onctueux.
— Quel est votre nom ? demanda Horemheb.
— Peu importe, général. Je suis au service du grand prêtre d’Amon de Karnak. Seule ma mission importe.
— Quelle est donc cette mission qui nous oblige à nous rencontrer en plein désert, comme des comploteurs ?
— Nous suivons de près les événements qui se produisent dans l’exécrable cité du soleil, cette fausse capitale que les dieux ont déjà condamnée à la destruction. Nous savons que Néfertiti s’est éteinte et qu’Akhénaton se meurt. Le successeur qu’il avait adopté, Sémenkh, a choisi la réclusion. La gardienne de la légitimité est aujourd’hui la troisième fille du couple royal, Akhésa.
— Si vous m’avez fait venir ici pour m’apprendre ce que je sais déjà, l’interrompit Horemheb, irrité, vous le regretterez.
Le prêtre de Thèbes baissa la tête, servile.
— Loin de moi cette intention, général. Le but des prêtres d’Amon, comme le vôtre, est la grandeur de l’Égypte. Nous devons préparer ensemble la succession d’Akhénaton.
C’était bien ce qu’avait supposé Horemheb. Le clergé traditionnel avait choisi le futur pharaon.
— Il nous faut un homme qui assure un lien magique entre Thèbes et la cité du soleil, un homme qui écoute nos conseils, redonne aux temples la prospérité perdue. Nous l’aiderons et vous l’aiderez à réussir.
— Cessons ce bavardage, exigea le général. Qui souhaitez-vous voir monter sur le trône ?
— Un enfant facile à manipuler : Toutankhaton.
Une heure avant l’aube, Akhésa fut réveillée par sa servante. La Nubienne l’avertit que le majordome d’Akhénaton la priait de se rendre au plus vite auprès de son père. Oubliant maquillage et toilette, Akhésa couvrit ses épaules d’un manteau et partit en hâte.
Le médecin-chef, l’échanson, la femme de chambre et quantité de serviteurs se pressaient devant la porte du cabinet particulier de Pharaon, murmurant des propos inquiets. Ils s’écartèrent pour laisser entrer la princesse.
Akhénaton reposait les yeux fermés, étendu sur un lit étroit, les bras le long du corps. Un drap de lin le recouvrait jusqu’à la poitrine.
Akhésa s’agenouilla, embrassant la main droite du roi.
— Mon père, mon père ! Lutte encore, je t’en supplie. Nous ne sommes pas prêts à vivre sans toi. N’abandonne pas ton pays et ton peuple, ne m’abandonne pas…
Un léger frémissement parcourut le corps décharné du souverain. Il ouvrit les yeux.
— L’heure est venue, Akhésa… Aton m’appelle… Mon esprit est déjà en lui, immergé dans sa lumière. Tu as la force de continuer mon œuvre. Chaque nuit, je t’apparaîtrai sous la forme d’une étoile et je te donnerai une énergie venue du ciel. Nous ne serons jamais séparés, Akhésa. Toi, et toi seule, organiseras mes funérailles. Je veux reposer dans la tombe qui a été préparée pour moi, dans cette vallée isolée, au milieu des rocs solitaires, loin de ma capitale, en compagnie de mon épouse Néfertiti et de mes enfants. Personne ne s’aventure en ces lieux, tant ils sont effrayants et hostiles. Les cours d’eau y sont presque toujours desséchés. La nuit, on entend les hyènes, les chacals et les chouettes. Il n’y a ni verdure, ni fleurs, ni oiseaux… la mort y sera silencieuse, Akhésa.
La voix d’Akhénaton était si faible qu’Akhésa la percevait à peine.
— L’aube va bientôt se lever. Emmène-moi sur la terrasse, ma fille chérie, pour que je contemple le premier soleil, l’unique soleil.
Aidé par Akhésa, Akhénaton, au prix d’un immense effort qui consuma ses dernières forces, réussit à marcher jusqu’à la terrasse supérieure du palais. Il s’assit sur un siège à haut dossier placé devant une pergola où courait une vigne qui, en été, donnait de lourdes grappes noires.
Serrant la main de sa fille jusqu’à la briser, Akhénaton s’éteignit à l’instant où les premiers rayons du soleil sortaient de la montagne d’orient, formant une couronne de lumière.